Music Lovers de Ken Russell (1970)

La carrière on ne peut plus atypique du grand Ken Russell, qui nous a quitté en 2011, ne cesse de fasciner. Ce cinéaste couteau-suisse qui a fait aussi bien des adaptations de grands auteurs comme David Herbert Lawrence (Love, 1969), le culte et sulfureux Les Diables (1971, mais longtemps interdit dans plusieurs pays), des séries B hollywoodiennes (Le Repaire du Ver Blanc, 1988),  le délirant opéra rock  Tommy (1975) avec les Who,  en passant par des téléfilms érotiques (il terminera d’ailleurs sa carrière par la télévision). Une carrière très éclectique donc, qui rappelle un peu celle de son compatriote britannique Nicolas Roeg. L’une des spécialités de Ken Russell aura cependant été les biographies filmées, et en particulier les biopics de musiciens. Il a ainsi mis en scène les vies de  Sergueï Prokofiev (Prokofiev, 1961), de Béla Bartok (Bartok, 1964), de Gustav Mahler (Mahler, 1974),  de Franz Liszt (Lizstomania, 1975) mais aussi de Piotr Illitch Tchaïkovski pour le film qui nous intéresse aujourd’hui, Music Lovers.

Pourquoi cet attrait pour les biopics de la part du cinéaste ?  Sans doute parce que chaque vie, chaque œuvre lui donne l’opportunité de broder une mise-en-scène s’y accordant, comme l’illustration respectueuse de la musique de ces grands hommes. Ken Russell n’est pas intéressé par l’aspect didactique du travail biographique. Bien évidemment il colle à la réalité de la vie de l’artiste mais ne cherche pas à livrer un travail exhaustif. Il va plutôt travailler le processus créatif et explorer l’œuvre du musicien en tant qu’objet plastique qu’il faut transformer en matière cinématographique. Et ce Music Lovers n’y fait pas défaut. Nous sommes au côté de Tchaïkovski lorsque sa carrière va enfin prendre de l’ampleur et qu’il va devenir le grand compositeur que nous connaissons tous. Au départ Tchaïkovski n’est en réalité qu’un professeur de conservatoire qui compose en dilettante lorsqu’il reçoit l’appui d’un mécène qui changera sa vie. En effet Nadejda Von Meck, richissime veuve, persuadée que Tchaïkovski est un génie décide de lui offrir une rente généreuse et lui met à disposition un logement à condition qu’il ne se consacre plus qu’à la composition. Parallèlement à cela le jeune Tchaïkovski prend femme, une jeune demoiselle qui lui écrit des lettres d’amour passionnées, il l’épouse sans amour et bientôt sa simple vue lui sera insupportable. Car tiraillé entre ces deux femmes il a bien du mal à garder cachée sa véritable orientation sexuelle.

Ce qui frappe le plus dans The Music Lovers c’est la frénésie enivrante de la mise-en-scène. Dès la scène d’ouverture se déroulant dans un petit parc d’attraction sous la neige à Moscou, il y a comme une folie qui prend possession du film pour ne plus le lâcher durant presque deux heures. Bien évidemment tout n’est pas monté avec la même rapidité dans l’enchaînement des plans, mais très régulièrement Ken Russell viendra nous offrir une séquence un peu folle, un peu hors de l’histoire, sans avoir peur de verser littéralement dans les visions oniriques, pour mieux nous rappeler la force physique de la musique de Tchaïkovski. A l’image de cette hallucinante séquence parfaitement intercalée à mi-film (le film est par ailleurs d’une précision structurelle impressionnante comme pourrait l’être un morceau musical justement) où Tchaïkovski revient avec sa femme de leur lune de miel à Saint Petersbourg. Tous deux boivent, dansent et simule un amour physique dans le compartiment d’un train dont le roulis les balance dans tous les sens. Cette prémisse toute simple et limpide est pourtant le moment clef du film, celui dans lequel tout s’exprime de la manière la plus éclatante et magistrale. Balancés d’avant en arrière les corps des personnages se heurtent, se violentent dans une chorégraphie qui exprime de manière viscérale toute la tragédie de Tchaikovsky, son homosexualité refoulé. Très impressionnant. Le sous-titre, La Symphonie Pathétique, qui correspond à la dernière œuvre que produira Tchaïkovsky résume parfaitement le sentiment qui étreint à la vue de ce génie tiraillé sa vie entière entre deux femmes qui l’aime qu’il est incapable de comprendre et qui le mèneront toutes deux à leur manière à sa perte.

C’est donc une fois de plus une biographie totalement originale de la part de Ken Russell. Magnifique et baroque, le film multiplie les images fortes plutôt que les mots pour faire passer le sentiment de Tchaïkovski, sa musique et sa véritable et profonde nature. Sublimement incarné par un Richard Chamberlain qui y trouve l’un de ses meilleurs rôles, Tchaïkovsky est sublimé par des séquences oniriques et puissantes (dont un fondu enchaîné astucieux entre lui et la statue qui lui sera consacrée après sa mort). Les quelques plans dans l’asile psychiatrique où terminera l’épouse de Tchaïkovski sont également d’une puissance peu commune malgré la prestation un peu crispante et hystérique de Glenda Jackson. En quelques secondes il est capable de passer des fastes de la haute société moscovite et de la gloire du grand musicien à l’horreur absolue et l’aliénation. Tout cela très bien mis en valeur par la photographie de Douglas Slocombe (grand chef opérateur qui deviendra le chef opérateur attitré de Steven Spielberg).

Cette revision ne fait que confirmer qu’un grand cinéaste vient de nous quitter et l’édtion DVD de Bel Air rend un très bel hommage à ce film finalement assez peu diffusé aujourd’hui. La qualité est au rendez-vous au niveau de l’image et du son et si la galette ne dispose d’aucun bonus, l’éditeur a eu la bonne idée d’inclure un petit livret passionnant et largement illustré.

Music Lovers ****

Disponible en DVD depuis le 20 novembre 2012 (Ed. Bel Air Classiques)

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