Elle de Paul Verhoeven (2016)

elle

Jeté sans préambule en position de témoin d’un viol en cours d’exécution, le spectateur est poussé immédiatement dans ses retranchements, à projeter ses représentations et considérations personnelles. Quand elle se relève, quelle réaction Michèle (Isabelle Huppert) voudrait-on qu’elle adopte ? Doit elle appeler la police ? Serait-il normal qu’elle pleure ? Faut t’il qu’elle parte en quête de vengeance etc ? Une attente se créé presque naturellement, comme si la victime était forcée de réagir.

Cette agression n’a pas de témoin, sinon le chat qui était là, et la caméra qui s’est glissée dans la pièce pour placer le spectateur en position de voyeur. Ni le chat, ni le spectateur n’a donc de prise sur ce qu’il vient de se passer ou sur le comportement du personnage. Michèle est seule face à elle même, blessée dans sa chaire autant, probablement, que dans sa conscience intérieure. Elle décide de n’avertir personne et de continuer sa vie comme si de rien n’était.

Adapté du roman Oh de Philippe Djian (Gallimard, 2012), le film de Paul Verhoeven prend lui pour titre Elle. Cette intitulation marque la singularité  de l’héroïne qu’est Michèle.  Elle est elle et personne d’autre, elle n’est pas toutes les femmes. Il est important de noter ça, pour  éviter les procès d’intentions envers le cinéaste. Michèle n’a rien d’un exemple ou d’un modèle, elle ne représente personne, elle est simplement elle même, dans sa plus entière complexité et, donc, singularité.

Preuve des attentes de la société envers les victimes d’un viol, quand Michèle consent à avouer ce qu’elle à vécu à son cercle d’amis le plus proche, elle se confronte à un flot de réactions calibrées et qui se résument pour l’essentiel à « as-tu porté plainte ? ». Michèle réplique en expliquant pourquoi elle ne se résout pas à cette démarche, par manque de confiance en la police, mais aussi pour ne pas que son agression soit mise sur la place publique. Elle ne veut pas être plus humiliée et refuse d’être réduite à sa seule condition de victime.

Paul Verhoeven a souvent utilisé le motif du viol dans ses films, mais la question qui se pose alors est la suivante : le viol chez Verhoeven sanctionne t’il ses personnages féminins ? Verhoeven met en scène la violence de la société, et plus particulièrement celle dirigée contre les femmes, sauf que le cinéaste hollandais à toujours révélé des caractères et des personnalités féminines fortes. Dans son cinéma, les femmes ne se laissent généralement pas écraser et les hommes ont tout intérêt à se méfier.

Chez Verhoeven plus qu’ailleurs, le sexe est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Qu’il s’agisse par exemple des très naïves Agnès (Jennifer Jason Leigh dans La Chair et le Sang, 1985) et Nomi (Elisabeth Berkley dans Showgirls, 1995), ou bien des dangereuses Christine (Renée Soutendijk dans Le Quatrième homme, 1983) et  Catherine Tramell (Sharon Stone dans Basic Instinct, 1992), le sexe est un instrument de pouvoir par lequel les femmes inversent le rapport de force jusqu’à dominer les hommes.

Ainsi dans Elle, les hommes ont tous le mauvais rôle et si ce sont les femmes qui gouvernent, c’est toujours par le prisme du sexe. Michèle codirige avec Anna (Anne Consigny) une florissante société d’édition de jeux vidéos. Elle a une équipe d’hommes à ses ordres, partagée entre un lèche-cul énamouré (Arthur Mazet), et un concepteur (Lucas Prisor) qui ne comprend pas plus qu’il ne supporte l’autorité de sa patronne. L’entreprise travaille sur un nouveau jeu dont la violence sexuelle est le fond de commerce. Quand au bureau une vidéo commence à circuler  qui place Michèle en position humiliante, il est clair qu’il s’agit de la décrédibiliser et la fragiliser. Le sexe comme objet de domination, c’est une évidence, mais à ce jeu là, elle ne se laisse pas vaincre, au contraire.

Sur le plan intime, Michèle à un père en prison, une mère (Judith Magre) qui n’accepte pas de vieillir et recourt à un jeune gigolo, un fils hébété (Jonas Bloquet), bientôt papa mais soumis à une petite amie insultante (Alice Isaaz), un amant (Christian Berkel) qu’elle malmène, et un ex mari déchu et minable (Charles Berling). Verhoeven manie les stéréotypes pour mieux les renverser, et si ici les hommes ont un semblant de force, ils ne font pas longtemps le poids.

Le comportement de Michèle est souvent troublant sinon malsain. Le personnage est froid, cynique, cruel, et même par certains aspects méchants. Pour autant, la mise en scène se refuse à juger l’attitude du personnage, y compris quand elle s’engage dans des jeux dangereux, que ce soit vis à vis d’Anna, sa meilleur amie ou Patrick, son voisin. Michèle est intrigante au sens ou elle est manipulatrice et difficile à cerner. Bien aidé par une Isabelle Huppert toujours très convaincante dans ce registre, Verhoeven joue avec les nuances et parvient à toujours semer le doute dans l’esprit du spectateur.

Il faut dire qu’au delà de la personnalité indéchiffrable de Michèle, Elle est un film qui maintient sans cesse une impression étrange et dérangeante. Le spectateur ne sait jamais vraiment sur quel pied danser. Les occasions de rire jaune sont même très nombreuses et il n’est pas forcément aisé de faire la part des choses. La mécanique du scénario, linéaire dans son déroulement, sous tension et avec une évidente dimension sardonique, est plusieurs fois cassée par des retour brutaux au traumatisme initial du viol. Ces ruptures de tons, conjuguée à l’étrangeté de la relation qui commence à se nouer avec Patrick (Laurent Lafitte), tout cela concourt à créer et entretenir la tension qui règne dans le film. La principale faiblesse de Michèle tient au fait qu’elle semble quand même hantée par le traumatisme par lequel le film commence, mais aussi par celui plus ancien, relatif à son père, et qui  donne une interprétation possible à son comportement. En même temps, elle semble s’ingénier à remettre en scène ces évènements qui auront été des bouleversement radicaux dans sa vie. Lorsqu’elle raconte avec un soupçon de malice les atrocités qu’elle à vécu, elle semble jouir et profiter du malaise qu’elle créé. Elle accentue son emprise.

Le film, qui a les atours d’un drame bourgeois français conventionnel, qui emprunte à Claude Chabrol une des ses actrices fétiches, est en fait un objet bien plus complexe qu’il n’en à l’air. Elle donne le sentiment d’une énorme farce dans laquelle le personnage de Michèle s’épanouit pour mieux affirmer sa puissance. La caméra de Verhoeven, toujours discrète, s’abstient elle de tout jugement moral. Le film est au contraire grand pour tout ce qu’il propose d’ambigüe, d’étrange et d’inconfortable, preuve en est que si Verhoeven n’avait plus rien tourné pour le cinéma depuis dix ans (Black Book, 2006), il n’a à 77 ans  rien perdu de son intelligence machiavélique.

Benoît Thevenin

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