[Vol spécial] Interview avec le réalisateur Fernand Melgar

Au départ, l’entretien ne devait durer qu’une vingtaine de minutes. Fernand Melgar nous aura accordé plus d’une heure. La parole est engagée, forte, et sincère. Le documentariste suisse nous parle à coeur ouvert, sans détour et avec conviction. L’interview aura été brièvement interrompue lorsque l’un des détenus que l’on a vu dans le film, est venu saluer le cinéaste. Il est libre depuis quelques mois et vit à Paris. Ce court échange, en marge de l’entretien avec le cinéaste, aura été pour nous un grand moment d’émotion. Cela faisait tellement plaisir de le voir là, loin des murs du centre de Frambois, évadé d’un piège cruel et injuste que Fernand Melgar nous a longuement décrit.

Laterna Magica : Il y a eu d’autres films récents sur les centres de rétentions en Europe et c’est une problématique partagée par tous les pays démocratiques. Y’a t’il selon vous une spécificité suisse ?

Fernand Melgar : Oui et non. Vous avez raison, c’est un problème général et je le vois car je montre ce film aux quatre coins de la planète. J’ai visité un centre à Montréal, il y en a en Colombie, il y en a partout où il y a un rapport avec la migration entre le nord et le sud. On découvre aujourd’hui en Europe l’ampleur : chaque année, ce sont 600 000 personnes sans papier qui sont détenues en Europe dans 350 camps de détention administrative. En France, ce sont 60 000 personnes qui sont privées de liberté. Aujourd’hui, il y a une volonté de criminalisation de la migration. On peut se poser la question, dans nos démocraties avancées, où est l’héritage des Lumières ? On met en prison des enfants, des nourrissons. Ce sont 300 enfants qui ont été détenus en 2011.

En France, vous avez une réglementation qui fait qu’une détention ne peut pas excéder trente jours (mais ça va passer à 45) alors qu’en Suisse, c’est dix-huit mois. Ce sont des gens qui ont l’impression de subir une triple injustice. Ils n’ont commis aucun crime, il n’ont commis aucun délit et pourtant on les prive de liberté, on nie les plus élémentaires de leurs droits humains, pour la seule raison qu’ils sont des migrants.

La particularité en Suisse, et encore plus au centre de Frambois (NDLR celui du film), c’est qu’on est à Genève, la capitale des grandes institutions. A vol d’oiseau, le centre est même très près du Haut Commissariat aux Réfugiés de la Croix-Rouge (UNHCR). On a voulu en faire un centre très particulier, à visage humain Le personnel a une très grande empathie pour les détenus. Il faut savoir que le personnel, ce sont des gens qui ont choisit d’être là, ce sont des gens qui viennent du social, le directeur est ancien instituteur.

Ce qui m’a intéressé à Frambois, c’est que nous ne sommes pas dans un système répressif comme on peut le voir dans d’autres centre de rétention où les gens sont dans des situations beaucoup plus précaires. Là, ce qui désarçonne, c’est qu’à travers cette gentillesse, le film nous renvoie à nous même. On se dit que ces gardiens, ça peut être nous. La responsabilité est collective et surtout en Suisse. Le fait de pouvoir détenir des migrants clandestins en vue de leur renvoie, c’est une volonté populaire, c’est passé par les urnes. Dans le fond, je crois qu’on a pas mesuré les conséquences. Je suis un documentariste, je suis un témoin de mon temps, et je donne à voir ce que cette loi produit.

Aujourd’hui, et vous le voyez en France, la question de la migration clandestine n’est que le fait de statistiques et on a complètement déshumanisé les drames individuels.

Peux t’on imaginer un système alternatif ?

La question de la migration est toujours la question du comment et non du pourquoi. Comment s’en débarrasser ? etc. Il faudrait plutôt se pencher sur le pourquoi. Pourquoi viennent-ils ?

Mon film n’a pas de grand message à délivrer autre que replacer l’être humain au coeur du problème. Ce ne sont pas des chiffres, ce ne sont pas des statistiques, ce ne sont pas des flux migratoires, ce sont des personnes, des êtres humains comme vous et moi, qui ont le droit – car c’est un droit essentiel – de se déplacer, d’aller ailleurs. On le sait bien ici en Europe. Nous avons été une terre d’émigration, on a été ailleurs chercher fortune et une meilleure vie. C’est un mouvement naturel depuis que l’Homme est Homme. Aujourd’hui, en tout cas pour mon pays, il y a une très grande hypocrisie parce qu’on a désigné le migrant comme le nouvel ennemi, la personne à stigmatiser qui est porteur de tous les maux. Ca nous permet de passez sous silence ce que nous avons fait et ce que nous faisons actuellement aux pays du tiers monde. On continue à piller les ressources. A chaque fois que j’ai rencontré des migrants et que j’ai demandé pourquoi ils ont voulu quitter leur pays, on m’a répondu « mais qui a envie de quitter son pays ? ». Quitter son pays, c’est quitter l’endroit où on a grandit, où on a sa famille, ses amis.

La Suisse est particulière car elle a peu de problèmes sociaux et a besoin de la migration pour de la main d’oeuvre. On le voit dans le film, les personnes sont installées depuis des années, ont un travail etc. On ne peux pas renvoyer ces personnes sans réfléchir au contexte global. La Suisse est un pays qui s’abreuve des ressources du tiers monde. Genève est la première place financière au monde de trading des matières premières. Aujourd’hui sur la place de Genève, consciemment ou inconsciemment, des traders affament le tiers monde en jouant sur les cours de la Bourse. Cela provoque de terribles famines dans la Corne de l’Afrique et ils se font de l’argent là dessus dans une totale impunité. Après on se plaint que les personnes cherchent à quitter ces pays pour trouver refuge. Tout cela va au-delà du cadre de mon film mais mon film met en lumière le fait que nous avons voulu la libre circulation des biens, mais on veut que ce soit à notre avantage uniquement. En revanche, on ne veut surtout pas la libre circulation des personnes. Je ne dis pas que les solutions sont simples. En tout cas, les réponses qu’on doit donner ne peuvent pas être simplistes. On ne peut pas simplement vouloir se débarrasser de ces personnes là en disant « moi, voila, je tiens à mon petit confort personnel, et je ne veux pas voir ». Aujourd’hui, mettre un sans papier en détention, c’est nier l’héritage des Lumières, c’est nier Le Contrat Social de Rousseau, c’est nier ce qui fait le ferment de notre démocratie.

Dans le film, tout est organisé pour que cela se passe le mieux possible. Au fond le système ne fait alors qu’exprimer un véritable cynisme ?

Je ne parlerais pas de cynisme. En faisant ce film, j’ai pensé très fort à la notion des banalités du mal qu’avait exprimé Hannah Arendt. Elle avait été envoyée par le New York Times pour rendre compte du procès d’Eichmann en 1961. C’était le procès de cet artisan de la Solution Finale et en fait, tout le monde a été désarçonné car on pensait faire le procès de l’Holocauste, et il apparaît à visage humain, répète en boucle qu’il n’a fait que le travail qu’on lui a demandé de faire. Il s’est complètement déresponsabilisé. Mon film est un film sur la déresponsabilisation. On le voit à la fin du film, toutes ces petites déresponsabilisations mènent à un drame. Le directeur du centre s’engage en tant que citoyen, dit qu’en tant que Suisse, il n’est pas fier de ce qu’il s’est passé. Il s’engage à rendre compte à ses supérieurs, mais on voit à la dernière image, business as usual, que c’est la reprise des vols spéciaux, et telle qu’au début du film. On sent que c’est une machine qui est en marche, qui broie les personne, et que rien ne semble arrêter. Je crois que l’horreur ne vient pas d’un jour à l’autre, elle n’est pas manichéenne, elle arrive par paliers. Quand j’entend ce qui se dit actuellement en France, et dans n’importe quel pays européen, les propos qui sont tenus à l’égard d’êtres humains, je pose la question, est-ce qu’il y a cinq ans ou dix ans, on aurait accepté de tels propos ? Est-ce qu’on aurait laissé un ministre en charge tenir des propos chargés d’une telle haine, même avec beaucoup de politesse, mais quand même chargés d’une stigmatisation et d’une haine raciale ? Je pense que si on ne fait pas attention, ces petits paliers nous conduisent vers les ténèbres.

A l’exception d’un immigré qui arrive finalement à obtenir des papiers et sortir du centre, on se rend compte qu’il n’y a quasiment aucune échappatoire. La seule porte de sortie, c’est le vol spécial.

Si on me pose la question « Est-ce que la caméra change quelque chose ? », moi je serais tenté de dire oui, il y a eu une libération.

Vous pensez qu’on vous a offert cette libération ?

Ecoutez, je ne suis pas dupe, je ne suis pas naïf. Il y a de temps en des libérations car nous sommes dans un système administratif, avec sa logique. En l’occurrence, concernant cette personne, les gardiens m’ont dit eux même être étonnés de sa libération. Personne n’avait jamais été libéré à partir du moment où l’immigré à un pied dans l’avion. Là, le vol est prêt, il se fait libérer le jour avant son expulsion forcée…

Est ce que l’on sait ce que deviennent ces personnes une fois expulsées ? Est-ce qu’il y a un suivi, par des organisations humanitaires par exemple ?

Non, mais nous on l’a fait. On s’était attaché à ces personnes et on s’est inquiété de ce qui leur arrivait. On a jamais coupé le contact avec eux et ce qu’on a fait, c’est qu’une année après, on est allé les revoir et on leur a demandé comment ils s’étaient reconstruit. On a fait six petits portraits de dix minutes mais je n’ai pas voulu en faire un film. Vol spécial fait débat en Suisse et certains spectateurs se sentent orphelins de ces personnes. Sous forme de web documentaire, sur le site du film, on peut voir ce qu’ils sont devenus, leurs destins. On va découvrir des choses terribles, des choses qui sont dites dans le film. Une des personnes a été emprisonnée et torturée au Cameroun, alors qu’elle l’avait clamé haut et fort. La Suisse qui a signé les Conventions de Genève devrait se préoccuper des personnes.

Ces questions là ne sont pas examinées avant les renvois ?  L’asile politique sert à ça normalement…

Oui bien sûr, mais au fil des lois, la notion d’asile a évolué. Ce n’est plus comment protéger la personne, mais comment se débarrasser d’elle. La loi est faite pour que l’on trouve la moindre faille, la moindre incohérence dans un récit pour pouvoir se débarrasser de la personne.

On voit ressurgir la question de la migration en même temps qu’il y a les révolutions Arabes. Le cas de Lampeduzza est le plus emblématique.

Notre Europe à maintenu à bout de bras ces régimes. La migration est un problème complexe mais je trouve intolérable que maintenant, la Communauté Européenne ouvre des camps à l’extérieur de l’Europe. Il y a un phénomène qu’on appelle l’externalisation des frontières et on demande aux pays voisins de faire le sale boulot à notre place. Des camps s’ouvrent en Mauritanie, au Maroc, en Tunisie, en Libye, en Ukraine. On y détient les personnes avant même qu’elles viennent en Europe. Loin des yeux, loin du coeur, mais cela est fait avec notre argent. C’est notre responsabilité, c’est la Communauté Européenne qui finance ces camps, à travers un programme d’une agence qui s’appelle Frontex, qui est chargée de surveiller les frontières. Déjà ici, les ONG n’ont pas accès à nos camps. Qu’en est-il de ses camps perdus au fin fond du désert ? On a quelques échos alarmistes de certaines personnes qui sortent de ces camps, de centaines d’érythréens qui ont disparu dans des camps libyens. On ne sait rien, on a perdu leurs traces mais on peut craindre le pire pour eux. Or ce sont des camps que l’Europe a financé. Berlusconi a dépensé des millions pour des camps en Libye ou à Malte, pour empêcher les migrants d’arriver à Lampeduzza.

Dans votre film, on voit les détenus qui semblent accepter leur situation. C’est très troublant. Il n’y a pas de résistance.

Oui mais il y a une colère quand même. On sent cette révolte. Et puis aussi, avant et après qu’on ait tourné ce film, il y a eu des mutineries dans les centres de rétention. Frambois est cela dit particulier parce qu’il y a une espèce de sociabilisation qui fait que les gens sont un peu anesthésiés. On le sent. On les occupe toute la journée, on les fait travailler, ils gagnent de l’argent, ils peuvent faire du sport etc. On est dans un contexte très particulier où ils sont toujours occupés. Je trouve que c’est ce qui rend la situation d’autant plus monstrueuse. On est quasi dans un monde Orwellien. Il y a presque un lavage de cerveaux qui s’opère. On emploie des euphémismes qu’on répète sans cesse. On ne parle pas de détenus mais de pensionnaires, on ne parle pas de menottes mais de bracelets, on ne parle pas de prison mais de lieu de vie etc. Et puis on  pourrait presque comparer ça à un hôtel. Il y a des chambres individuelles, la télévision, un certain confort qui  nous ferait dire qu’ils ne sont pas si mal que ça au fond. Je crois que les personnes qui sont là ne comprennent pas tout à fait ce qui leur arrive. Ca explique qu’ils soient comme sonnés.

Interview réalisée par Benoît Thevenin le 2 mars 2012 à Paris

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