[Le Cheval de Turin] Interview du réalisateur Béla Tarr

Béla Tarr n’est pas un cinéaste très bavard ou qui aime expliquer son travail. Il n’en demeure pas moins un cinéaste précieux et rare, qui présente « Le Cheval de Turin » comme son ultime film.  Grâce à AlloCiné, pour le compte de qui cette interview (retranscrite ici dans son intégralité) a d’abord été réalisée, nous avons pu revenir sur les grandes étapes d’une carrière qui restera circonscrite à 10 longs-métrages en 30 ans. L’ensemble de cette oeuvre fera d’ailleurs l’objet d’une rétrospective au Centre Pompidou de Paris, du 3 décembre 2011 au 2 janvier 2012.

Laterna Magica : Par la référence faite à  Nietszche au début du film, « Le Cheval de Turin » est votre film le plus directement philosophique. Pouvez-vous expliquer le rapport entre le film et la pensée de Nietszche et, plus généralement, entre votre oeuvre et la pensée de Nietzsche ?

Béla Tarr : La philosophie et le cinéma sont deux langages différents. La philosophie travaille, oeuvre, avec un autre outillage que le cinéma. Je n’aime pas dire du Cheval de Turin qu’il est un film philosophique, parce que ce sont deux domaines très distincts. Ce n’est rien d’autre qu’un film. La question essentielle pour moi est le devenir du cheval. C’est une question qui a été posée à László Krasznahorkai en 1985 et il nous a fallu 30 ans pour apporter une réponse. Le film qu’on a fait n’est qu’une réponse à cette question.

Le destin du cheval symbolise t’il le destin de l’Homme ?

On peut dire ça mais pas forcément au niveau symbolique, mais plus sur un niveau physique : il  y a trois êtres qui vivent en dépendance complète les uns des autres,  ils ne peuvent pas exister les uns sans les autres  et dans leur cercle, tout le reste a très peu de signification et d’importance. L’enjeu est la survie.

Le Cheval de Turin (2011)

Peut-on dire que le visiteur est un personnage Nietzchéen ?

Pas vraiment, c’est un simple voisin qui vient chercher de l’eau de vie parce qu’il n’en a plus.  Et pendant qu’on lui remplit sa bouteille, il dit ce qu’il pense. Il parle parce qu’il aime palabrer…. Vous ne réussirez pas à tirer de moi une interprétation sophistiquée, ce n’est pas la peine d’essayer (rires).

Je veux que tout soit dit le plus simplement. Je considère que faire des films est une activité hautement pragmatique. Si on a une autre conception, si on considère que faire un film est un acte de bravoure intellectuelle, alors on ne considère plus le destin des humains. A mon sens, un cinéaste a le devoir de saisir quelques personnages et de les placer dans la vie, dans la réalité, et de présenter leur vie dans leur quotidien. Si en plus vous trouvez dans mon film des joies intellectuelles, tant mieux, ça me fait plaisir ! Mais mon travail n’était pas un  travail intellectuel.

On retrouve dans « Le Cheval de Turin » une atmosphère de fin du monde, mais ici vous allez  plus loin. Est-ce que le film représente votre vision de la fin du monde ?

A mon sens, le monde dans sa globalité n’aura jamais de fin, il continuera toujours. En revanche, beaucoup de petites vies composent ce monde. La dépérition ou la fin d’une seule vie, c’est déjà la fin d’une partie du monde. C’est la même chose pour la mort d’un cheval, c’est la fin d’un monde. En l’occurrence dans ce film, la mort du cheval représente la fin de la vie et du monde de ces personnages, parce qu’ils dépendent de  la vie et du travail du cheval.

De la même manière que la baleine dans « Les Harmonies Werckmeister », qui y symbolise  la décomposition du monde ?

En quelque sorte…  Mais, je ne crois pas qu’on puisse saisir la fin du monde en tant que notion. En revanche, je crois en la valeur de chaque être vivant. Chaque vie, chaque forme de vie, a sa dignité. Notre devoir est de défendre la dignité de chaque vie.

Le Nid Familial (1979)

Venons-en à vos débuts :  comment avez-vous commencé à faire du cinéma et qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?

Ce n’est pas exactement une envie qui m’est venue quand j’étais jeune. L’envie est plutôt née de mon dégoût du monde que je voyais. D’autre part, j’aimais beaucoup aller au cinéma, mais j’étais rarement satisfait par ce que je pouvais voir. Très souvent, les films que je voyais m’énervaient, et de plus en plus. C’est pour contrer ce sentiment, pour y résister, que j’ai commencé à faire des films. Pour montrer qu’on pouvait faire des films différents.

Maintenant que vous arrêtez votre carrière, est-ce que ça veut alors dire que vous êtes satisfait des films qui se font aujourd’hui ?

Non, et je ne suis pas du tout satisfait du monde d’aujourd’hui non plus, mais je ne pense plus avoir quelque chose de nouveau à dire avec des films, sinon au risque de me répéter. Ma filmographie ne doit pas parler de moi mais de tout autre chose.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur vos premiers films,  de votre période réaliste-sociale ?

Mes films de jeunesse étaient les premier pas d’un processus. Dans mon premier film (Le Nid Familial), ce que je dit c’est que la société n’est – excusez-moi -, qu’une merde et que cela doit changer. Tout peux changer, la société peut changer, et alors ce serait le paradis. Mon premier film était un drame et très vite j’ai compris qu’il fallait que je change d’idée. J’ai aussi tenté de faire des films plus épiques, dans une autre optique et avec d’autres moyens. C’est comme ça que mon deuxième film, L’Outsider, est né. C’est déjà un film beaucoup plus épique. C’est la création, directement sur l’écran, d’une oeuvre à partir d’éléments de la réalité, comme un jeu de construction. Chaque film a ensuite généré le film suivant. Dans chaque film apparaissent des questions nouvelles. Je pensais d’abord que ce qui m’intéressait, c’était des question ontologiques, mais j’ai compris qu’en fait, ce qui m’intéresse, ce sont des questions beaucoup plus vastes et même cosmiques.

Les Harmonies Werckmeister (2000)

Dès votre second film « L’Outsider » en 1979, on remarque votre intérêt pour le plan-séquence. Avec le temps, il s’est perfectionné et fait votre marque de fabrique. Qu’elle est l’importance pour vous du plan-séquence ? Comment  travaillez-vous ces plans-séquences, qui sont devenus de film en film de plus en plus chorégraphiés et ambitieux ?

Dans L’Outsider, le plan-séquence n’est pas primordial. Ce sont plutôt de longs monologues, comme déjà dans Le Nid familial. C’est avec l’expérience, petit à petit, que j’ai compris que le plan-séquence a un rôle à jouer. Plus long est une séquence, plus on peut y sentir de la tension, de la vibration, de la lourdeur, de la profondeur. Avec le plan-séquence, on emprisonne l’acteur qui n’a aucune chance de fuir du cadre. Il y reste tant que le cinéaste tient sa caméra.

« Damnation » en 1988 marque un tournant dans votre style. Il s’agit aussi de votre premier film réalisé en collaboration avec le romancier László Krasznahorkai. Comment vous êtes vous rencontrés et quelle est l’importance de cette rencontre dans votre travail ?

J’ai rencontré László Krasznahorkai en 1985. On était invités chez des amis communs et à cette soirée, László Krasznahorkai m’a passé son manuscrit du Tango de Satan pour que je le lise. Ágnes (NDLR Ágnes Hranitzky, son épouse et avec qui il travaille) et moi sommes immédiatement tombés amoureux de ce texte. Nous avons revu László et nous avons beaucoup discuté. Ágnes  et moi étions sûrs de vouloir tirer un film du Tango de Satan. Nous ne pouvions pas le réaliser tout de suite, et à la place nous avons tourné Damnation.

Cette collaboration filmique a duré depuis ce moment là et jusqu’au dernier film. C’était très enrichissant. J’ai toujours fait appel à son talent littéraire et à sa sensibilité très particulière. Sans sa présence et son activité dans mes films, j’aurais crée une  oeuvre complètement différente. Il fallait qu’il soit là, comme la participation de Mihály Vig (le compositeur de la musique de ses films) était  également nécessaire et, naturellement, comme la collaboration d’Agnès à tout moment était totalement nécessaire pour mes films. Nous avons voulu faire sortir ce fait dans chacun des films. Vous ne lirez jamais dans le générique que c’est mon film, non, c’est le film de nous tous ensemble.

Je dirais que c’est depuis Damnation que l’équipe est restée soudée ensemble, dans la même composition, même si j’avais déjà travaillé auparavant avec Mihály Vig et Gyula Pauer.

Satantango (1994)

Vos films sont très sombres mais l’un se distingue quelque peu. Est-ce que « Les Harmonies Werckmeister » est votre film le plus optimiste ?

Tous mes films sont optimistes ! Qu’il n’y ait pas de malentendu ! Qui est celui qui est un vrai pessimiste ? Celui qui grimpe un escalier ou qui monte sur un arbre et qui se jette pour mourir ! Un vrai pessimiste ne se lève jamais à 4h du matin pour aller bosser sous la pluie, dans le froid, porter des charges etc. Chacun de mes films est optimiste. Et rien que pour vous embêter je pourrais dire que mes films sont des comédies (rire), parce ce qu’on peut y rire, un rire amer peut-être, mais la vie est ainsi.

Pouvez-vous parler de votre relation avec le producteur Humbert Balsan,  à l’origine de « L’Homme de Londres » en 2007, et comment son décès a perturbé et même failli interrompre définitivement le projet ?

Lui et moi sommes des enfants de la même génération. Il est né un an avant moi et je ne sais pas pourquoi, mais nous étions amis. Ce n’est pas moi qui suis allé vers lui mais lui qui est venu me chercher et me proposer de tourner L’Homme de Londres. J’ai encore en mémoire l’homme, son enthousiasme, son intelligence, son emportement et son envie de faire ce film. A notre plus grand chagrin, il est décédé en cours de toute. Son décès nous a frappé à deux titres. D’abord nous avons perdu un vrai ami et d’un autre côté j’ai perdu le producteur du film que j’étais en train de tourner. Ca a été un coup terrible. La situation à ce moment là est devenue invraisemblablement difficile.

L'Homme de Londres (2007)

Est-ce que vous avez-vu le film de Mia Hansen-Love, « Le Père de mes enfants » qui évoque l’histoire d’Humbert Balsan et dans lequel on retrouve un personnage de cinéaste qui semble s’inspirer de vous ?

Oui je l’ai vu… (grand soupir)

Qu’en avez-vous pensé ? Est-ce que vous vous êtes reconnu dans le personnage du réalisateur suédois ?

Oui. Mia Hansen-Love m’a envoyé elle-même un DVD du film et je me suis reconnu. Je l’ai remercié et je lui ai dit ce que je pensais de son film. C’est tout.

En février dernier, vous avez signé avec de nombreux collègues cinéastes, une lettre ouverte, s’inquiétant de l’avenir du cinéma hongrois. Est-il devenu de plus en plus difficile pour un cinéaste comme vous de réaliser un film ?

C’est moi même qui ai organisé cette pétition. Depuis février, la situation n’a pas évolué, on en est resté au point zéro. C’est peut-être même pire dans le sens ou moi et mes confrères avons de plus en plus de mal à payer nos factures. On en est là mais on n’abandonnera pas le combat. On a pas le droit.

Y’a t’il des cinéastes dont vous vous sentez proche ou que vous admirez ? En regardant vos premiers films on peut penser à Cassavetes ou encore à Fassbinder, dont vous avez dirigé l’égérie Hanna Schygullah dans « Les Harmonies Werckmeister » ?

Oui et non. J’ai toujours été plus sensibles à des choses plus calmes et silencieuses, aux arts plastiques. J’aime beaucoup regarder des peintures.

Vous avez annoncé que « Le Cheval de Turin » serait  votre dernier film.  Et si László Krasznahorkai écrivait un nouveau roman qui réveillait en vous le désir de mettre en scène ?

Non, je ne le crois pas.

Vous arrêtez donc de réaliser des films mais quels sont vos projets pour l’avenir ?

Aussi longtemps que je pourrai faire fonctionner mon bureau de production à Budapest, je poursuivrai ce travail, car je veux donner la possibilité de travailler à des cinéastes qui n’ont pas de possibilité ailleurs, qui ne trouvent pas de financement.
Par ailleurs, j’ai un autre projet en cours. Je vais essayer de faire fonctionner une école de cinéma à Split en Croatie.

Pourquoi la Croatie ?

Parce que la Dalmatie est un endroit très intéressant et Split est une ville hautement historique. C’est aussi simple que ça.

Interview réalisée à Paris le 28 octobre 2011 par Benoît Thevenin.

Propos traduits du hongrois par Judith Karinthi.

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