L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea (2009)

La filmographie d’Henri-George Clouzot compte parmi les plus solides du cinéma français, et même mondial. Pourtant, il existe une hypothèse selon laquelle nous spectateurs avons été privé de son plus grand chef d’oeuvre. Lorsque d’ambitieux projets sont abandonnés, quelle qu’en soit la raison, la machine à fantasmes se met en branle. On parlait il y a peu du Napoléon de Kubrick, autre fameux film jamais tourné, et qui alimente la légende de celui qui voulait le réaliser. La différence entre le Napoléon de Kubrick et L’Enfer de Clouzot réside au fait que contrairement au premier, Clouzot avait entamé le tournage de sa folle entreprise. Il existe de fait des traces, des images témoignant mieux que les personnes alors présentes sur le plateau, du film que Clouzot espérait offrir au public.

Serge Bromberg a fini par mettre la main sur ces rushs invisibles depuis quarante ans. Par son documentaire, il tente de reconstruire quelques bribes du projet fantasmé par Clouzot, et nourrit en même temps notre fascination pour ce projet maudit et d’autant plus regretté que l’on se rendait compte qu’il dépassait effectivement les normes.

En 1964, Henri-George Clouzot est reconnu comme l’un des plus grands cinéastes français du moment. Il est en quelque sorte le grand patron, imposant la stature de son cinéma malgré l’éclosion de la Nouvelle Vague, et tout ce qui compte d’acteurs et de techniciens rêvent de tourner sous sa direction. La réputation de Clouzot est pourtant assez terrifiante. Le cinéaste est connu pour sa rigueur mais pas seulement. Il impose aussi une certaine tyrannie sur le plateau et malmène volontiers son casting.

Pour son nouveau film, un scénario original, Henri-George Clouzot choisit pour les rôles principaux la jeune Romy Schneider, 26 ans, dont l’image de Sissi (57) colle encore à la peau, et Serge Reggiani, qu’il avait déjà dirigé dans Manon en 49. Les deux forment le couple de L’Enfer.
Marcel et Odette dirigent une auberge en province. Le couple est heureux mais Marcel développe une jalousie maladive envers son épouse, qu’il soupçonne de le trahir avec un peu tout le monde, hommes et femmes. Son obsession ronge Marcel, en proie à des tourments de plus en plus violents.

L’Enfer est prévu en noir et blanc mais Clouzot ambitionne de représenter les crises de Marcel, ses visions fantasmées, en couleurs et par les moyens de l’art cinétique. Le principe est neuf, novateur, et Clouzot se consacre corps et âmes à ses expérimentations visuelles et sonores. Ses premiers essais augurent d’un résultat éblouissant et inédit. Le tournage est lancé mais pour autant, personne sur le plateau ne se rend véritablement compte de la direction que Clouzot emprunte…

Le documentaire de Bromberg mélange les images tournées par Clouzot, des séquences de lectures du scénario par Berenice Bejo et Jacques Gamblin, et des témoignages de ceux qui étaient sur le plateau, notamment Costa-Gavras, alors premier-assistant, Bernard Stora (assistant) et Catherine Allégret, qui devait jouer là son premier rôle. Tous racontent l’exigence exacerbée de Clouzot mais finissent par évoquer un cinéaste dépassé par l’ampleur que prend son ambition. L’obsession du personnage de Marcel devient la sienne, et Clouzot sombre apparemment presque de la même manière.

Le basculement semble intervenir, d’après le documentaire, dès lors que les financiers américains de la Columbia interviennent et, enthousiasmés par le projet, proposent à Clouzot un budget illimité. A partir de ce moment, il n’y a plus de barrière face à la folie mégalomaniaque du cinéaste, sinon des barrières humaines. Reggiani finit par claquer la porte au bout de deux semaines, Clouzot est victime d’un infarctus quelques jours après. Le tournage est définitivement arrêté.

Clouzot ne tournera jamais L’Enfer, mais n’abandonne pas ses recherches sur l’art cinétique, qu’il réutilise pour la conclusion de La Prisonnière, son dernier film en 68.

A la lumière de la reconstitution opérée par Bromberg et Ruxandra Medrea, il est permit de spéculer sur ce à quoi L’Enfer aurait pu ressembler (on pense beaucoup à Sueurs froides d’Hitchcock). Le contrôle du film semblait échapper totalement au cinéaste et il est envisageable que le film ait été un grand film raté, prodigieux par moments, mais bancal et malade. Cela dit, il est plus noble encore de rêver plus simplement que L’Enfer aurait été une sorte de film absolu.

Le documentaire nous permet de redécouvrir aussi Romy Schneider sous un nouvel angle. L’actrice est à l’écoute de son réalisateur, s’abandonne totalement à lui. Elle rayonne de beauté, impose sa féminité et sa sensualité. Sa relation avec Clouzot évolue cependant en même temps que le tournage s’enlise. La jeune femme se dispute avec Clouzot, qui la tyrannise comme il a toujours eu la réputation de pousser ses acteurs dans leurs retranchements. Vers la fin du documentaire, le changement d’état d’esprit de Romy Schneider est notable. Elle semble renfermée sur elle-même, comme inquiète, peut-être consciente de l’impossibilité de finir ce film pour lequel elle a déjà accordé beaucoup de son énergie. Romy Schneider espérait avec L’Enfer donner une impulsion nouvelle à sa carrière. Le grand public la voit encore en princesse Sissi, malgré qu’elle ait ensuite tourné pour d’immenses cinéastes comme Visconti ou Welles. Il lui faudra attendre quatre ans de plus et La Piscine de Jacques Deray en 68, pour amorcer enfin le virage et devenir l’icône qu’elle est finalement devenue. Au moment de L’Enfer, elle était déjà au firmament, ça ne fait aucun doute tant sa présence magnétise l’image.

Le scénario de L’Enfer a quand même été porté à l’écran, par Claude Chabrol en 1994, avec François Cluzet et Emmanuelle Béart. Le film est évidemment personnel à Chabrol, il ne s’approprie pas la vision de Clouzot, dont on perçoit à la faveur du documentaire à quel point elle était d’avant-garde et exceptionnelle.

Benoît Thevenin


L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot – Note pour ce film :
Sortie française le 11 novembre 2009

Lire aussi :

  1. L’affaire Marcorelle de Serge Le Péron
  2. Vengeance de Johnnie To (2009)
  3. Amerrika (Amreeka) de Cherien Dabis (2009)
  4. Le Ruban Blanc (Das Weisse Band) de Michael Haneke (2009)
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Aucun commentaire sur “L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea (2009)”

  1. krisprolls dit :

    QUELLE qu’en soit 😉
    a fini et non a finit
    je chipote!
    intéressante chronique néanmoins, sur un probable chef d’oeuvre inabouti :(

  2. Benoît Thevenin dit :

    non mais c’est bien de chipoter. je n’aime pas laisser des fautes, et j’en laisse tout le temps. C’est gentil d’en relever :)

  3. Cactus dit :

    des scènes qui auraient pu devenir cultes , non ?
    superbe Romy !
    Sissi !!!!

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