Holy Motors de Leos Carax (2012)

Poster Holy Motors

Treize ans après le désastreux accueil sur la Croisette de son Pola X, Leos Carax revient en compétition à Cannes avec un nouveau film. Holy Motors est son cinquième long-métrage en presque trente ans de carrière, déjà, et aussi son film le plus hors norme et indéfinissable.

Tout le cinéma de Carax est parcouru par l’idée d’une fuite en avant, d’un passage furtif… et c’est aussi dans ce principe, cette attitude, que le film entier se déploie.  Holy Motors commence – et terminera – avec une chronophotographie d’Etienne-Jules Marey. D’emblée, il y a là l’idée du mouvement. Elle trouvera un prolongement moderne dans le film le temps d’une course sur tapis roulant.

Carax se met en scène dans la séquence introductive. On le voit qui tourne en rond à l’intérieur d’une petite chambre sombre, sans lumière, scrutant les murs à la recherche d’une sortie. Par un effet d’optique, on a l’impression que Carax pénètre une forêt qui, si l’on extrapole, pourrait être celle de Pola X mais qui débouche sur une scène, une salle où les spectateurs regardent tous en direction d’un écran. Cette image là est le contre-champ du point de vue subjectif du spectateur de cinéma. Carax instaure une ambiance lynchienne et commence de mettre en place une sorte de mise en abîme.

Le film peut se résumer à l’étrange odyssée solitaire d’un homme anonyme (Denis Lavant, alter ego éternel du cinéaste) à l’intérieur d’une limousine dans Paris. Son identité n’est pas déterminée. D’abord, il est un financier au costume impeccable et qui discute au téléphone des chiffres du Cac40. L’arrière de la Limousine qu’il occupe ressemble à une loge d’artiste et très vite on le voit se déguiser. Quand il ressort de la voiture, aux abords du Pont Alexandre III, il est grimé en une très vielle mendiante gitane… escortées par deux gardes du corps ! Le contraste est saisissant, étonnant, et le point de départ d’un parcours étrange. De rendez-vous en rendez-vous, le personnage enfile un nouveau costume, interprète quelqu’un d’autre, exécute des sortes de contrats qui sont autant de rôles différents. Denis Lavant empreinte officiellement dix identités mais il est possible que chaque spectateur en compte davantage et jamais le même chiffre… Denis Lavant se démultiplie presque littéralement, et on peut compter aussi les personnages « entre » les personnages, c’est à dire que l’on distingue dans ces instants de flottement où l’on ne sait pas tout à fait qui il est.

Carax nous propose une odyssée singulière, un voyage hors-norme et difficilement saisissable. L’expérience est cependant fascinante, autorise toutes sortes de fantasmes ou, du moins, d’interprétations. Le cinéaste semble effectuer un voyage dans le cinéma, qui irait de Marey à Godard au moins (Kylie Minogue ressemble tellement à Jean Seberg ici), en passant par George Franju. Carax lui rend un hommage direct en convoquant non seulement Edith Scob, mais en lui faisant aussi porter de nouveau le masque des Yeux sans visage.

Holy Motors pourrait être aussi et surtout un voyage dans le propre cinéma de Carax, une exploration de son imaginaire le plus personnel. On retrouve des motifs déjà vu dans ses précédents films. Par exemple, Carax offre le contre-champs des Amants du Pont-Neuf. Dans son film de 1991, Carax installe l’action sur ce pont et la Samaritaine figure en arrière plan. Là, c’est exactement le point de vue inverse. A l’issue d’une séquence merveilleuse dans les étages délabrés d’une Samaritaine abandonnée, Carax place Lavant et Minogue sur le toit du célèbre magasin parisien et offre une vue sur le Pont-Neuf.

D’autres ponts peuvent être établis entre les films de Carax, du plus évident, c’est à dire le retour de Mr Merde dans une nouvelle séquence hallucinante où il promène la sculpturale Eva Mendes dans les égouts parisiens ; au plus subtile, comme cette course sur un tapis roulant qui rappelle la séquence dans Mauvais Sang où Denis Lavant court le temps d’un travelling envoutant sous fond de la chanson de David Bowie Modern Love. Les deux séquences se répondent : le mouvement est le même et les couleurs défilent derrière lui semblablement. Les autres séquences se rattachent moins directement au travail de Carax jusqu’alors, sauf celle où un des personnage joué par Lavant tue un banquier, comme si Carax voulait là régler ses comptes avec ces personnes qui souvent l’on empêcher de mener à leur terme les projets qu’il a nourri pendant toutes ses années d’absence. Les autres séquences du films pourraient ainsi être vues comme des visions fantasmagoriques issues de ces films jamais tournés mais qu’il a réalisé mille fois dans sa tête.

Carax juxtapose des impressions, des univers et le film de ressembler à une figure protéiforme et en constante évolution. Carax puise dans des références cinématographiques mais ne vise jamais vraiment à l’hommage (sauf Franju, c’est évident). Malgré tout, Carax parle du cinéma et de ses révolutions. Denis Lavant est comme un acteur qui rentre dans la peau de personnages successifs, sauf que les caméras ont disparu. Le seul personnage masculin qui n’est pas joué par Lavant est interprété par Michel Piccoli. On ne sait pas vraiment qui il est, un parrain de la Mafia ? un réalisateur ? Dieu ? Toujours est-il qu’il nous explique que le spectacle est vain, que les caméras ne sont plus là. Lavant poursuit son travail, s’implique même si on lui dit qu’il parait de plus en plus fatigué. Qu’importe, Lavant répond qu’il accomplit sa tâche pour la beauté du geste. Carax est un peu comme ça même si Holy Motors offre bien davantage qu’un simple beau geste. Son film regorge d’idées fabuleuses. Il est un objet filmique insolite, réjouissant tour à tour sombre, violent, triste ou drôle. Holy Motors invite au(x) rêve(s), au(x) cauchemar(s) ; c’est un film cathartique, qui ne répond à quasiment aucune règle, aucun stéréotype ; un voyage sonore envoutant et mélancolique, un périple aux confins d’un imaginaire cinématographique strictement personnel. Devant tant de richesse et d’audace, on est béat d’admiration. Holy Motors est clairement le film le plus fascinant de Cannes 2012, et sans doute bien plus encore. Carax est un géant.

Benoît Thevenin

Holy Motors *****

Sortie française le 4 juillet 2012

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