Rapports préfabriqués (Panelkapcsolat) de Béla Tarr (1982)

Le troisième long-métrage de Béla Tarr commence une fois encore sur un départ, mais cette fois volontaire, celui d’un père de famille en train de quitter son nid familial. Les supplications de son épouse n’arrêtent en rien sa trajectoire. Il quitte le foyer, sans un mot. Béla Tarr introduit sa caméra dans l’intimité d’un couple de prolétaires installé dans l’appartement exigu d’une cité-dortoir et va raconter ce qui a conduit à cette rupture.

La narration est construite en flash-back et le procédé est notable tant il fait ici figure d’exception en regard de la filmographie entière du cinéaste. Béla Tarr s’autorise cet artifice mais livre quand même un récit brut, arraché à la réalité, même si pour la première fois il convoque des comédiens professionnels. Le film est ainsi composé de plans-séquences en caméra portée et Béla Tarr reste une dernière fois fidèle au style réaliste de ses précédents films. Le changement de style sera radical à partir d’Almanach d’automne (1984) mais pour l’instant Rapports préfabriqués semble faire la synthèse de son travail jusque là. On y retrouve les thématiques de ses premiers films : l’importance du logement pour consolider un foyer, les rapports conflictuels entre hommes et femmes, l’érosion des sentiments au sein des couples etc.

Béla Tarr nous fait passer d’une séquence à l’autre brutalement et sans transition. La rupture dans l’action et les changements vestimentaires permettent de rendre compte d’un basculement dans une autre temporalité mais le parti-pris est sec et assez peu conventionnel. On passe ainsi sans ménagement d’une séquence où l’épouse en pleurs fait face au départ de son mari, à une autre subitement souriante qui nous ramène au 9e anniversaire de leur mariage. Preuve que le ver est déjà dans le fruit, l’épouse cède rapidement aux plaintes et aux reproches. Elle est excédée de porter seule tout le poids du foyer alors que son mari préfère les amis, le foot et la bière.

Chez le coiffeur elle confie à d’autres femmes que le temps du couple est passé. Il n’y a plus d’illusion quant au bonheur de la vie ensemble. Cela fait longtemps qu’ils n’ont plus danser l’un avec l’autre. Les autres femmes sont déjà passées par là. Elles sont dans une autre phase de la vie de couple, celle ou l’on se soutient pour continuer de construire et ne pas rester seul. La séquence annonce exactement ce qui va suivre. Dans un premier temps à un gala, effectivement, mari et femme ne dansent pas ensemble. L’épouse s’ennuie et constate, preuve par cette larme qui coule sur sa joue, que ce qu’elle a affirmé sans y croire est effectivement acté : leur temps est passé.

Le deuxième temps, c’est lorsque le mari annonce qu’on lui a proposé un travail de deux ans en Roumanie qui lui permettra de gagner deux fois plus d’argent. Lui y voit sans doute une manière de s’échapper provisoirement d’un univers familial cloisonné et étouffant. En même temps, il vend du rêve ; ce rêve paradoxal dans la Hongrie socialiste du début des années 80’s d’un bonheur par la consommation : s’il part travailler en Roumanie, il pourront acheter une voiture dans un an et peut-être s’installer dans une maison individuelle au bout de la deuxième année. L’épouse résiste car pour elle, le plus important est d’être ensemble.

Béla Tarr boucle la boucle. On a compris la raison de la fuite initiale du mari. La femme est une fois encore victime de la volonté de l’homme, de sa domination. Le rêve consumériste prend forme dans la séquence finale, avec une machine a laver comme premier  symbole. Pourtant, affalé l’un à côté de l’autre sur la plate-forme à l’arrière d’un camion, ils ne communiquent pas et et l’on ne peut pas dire qu’on lit le bonheur sur leur visage. La résistance de l’épouse a été veine. Comme les autres femmes du salon de coiffure, la voilà engagée dans une nouvelle vie, une vie intime fragile, presque artificielle, sans plus de sentiment, cimentée seulement par l’acquisition commune de quelques biens. Ce n’est pas seulement le déclin d’un couple que Béla Tarr décrit alors, mais l’érosion de tout un système socialiste auquel plus personne ne semble croire. Le chapitre social et réaliste de la filmographie du cinéaste prend ainsi fin, non sans amertume.

Benoît Thevenin

Rapports préfabriqués ***1/2

Lire aussi :

  1. Macbeth de Béla Tarr (1982)
  2. Hotel Magnezit de Béla Tarr (1978)
  3. Le Nid familial (Családi tűzfészek) de Béla Tarr (1977)
  4. L’Outsider (Szabadgyalog) de Béla Tarr (1981)
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