Le Cheval de Turin (A Torinói Ló) de Béla Tarr (2011)

Dès la sortie de L’Homme de Londres en septembre 2008, Béla Tarr faisait part de son ras le bol, de son désir d’arrêter le cinéma avec un dernier film. « Quand vous le verrez, vous comprendrez pourquoi ce ne peut être que mon dernier film » (cf. Cahiers du Cinéma n°637, sept. 2008). De ses premiers longs-métrages réalistes dans la Hongrie urbaine et communiste jusqu’à ses dernières oeuvres, dans les campagnes désolées d’un monde dévasté et qu’il décrit lui même comme « cosmique », Béla Tarr a inscrit son travail dans un axe dont il ne s’est jamais détourné, un mouvement où chaque film représente réellement une étape vers ce point d’aboutissement qui est Le Cheval de Turin.

Avec ce titre, Béla Tarr fait référence à une anecdote célèbre à propos du philosophe Friedrich Wilhelm Nietzsche. « 3 janvier 1889 à Turin, un cocher a des problèmes avec son cheval. Le cocher fouette la bête. Nietzsche assiste à l’incident ». A partir de ce jour, Nietzsche sombre dans la démence. « Ce qui est arrivé au cheval, nous ne le savons pas ». Le prologue du film – moment toujours extrêmement important dans le cinéma de Béla Tarr, qui définit plus que chez n’importe quel autre cinéaste, la direction que le cinéaste emprunte, le sens qui sera déployé ensuite – ne laisse aucun doute sur la volonté de Béla Tarr, cette non-explication qu’il se borne à toujours répéter et qui voudrait qu’avec Le Cheval de Turin, Béla Tarr n’a voulu qu’imaginer un destin possible de ce cheval. Le cinéaste ne ment pas, ce qu’il dit est vrai, mais il ne nous empêche pas de voir plus loin.

A partir d’un dispositif simple et minimaliste, Béla Tarr plonge dans l’intimité de la vie du cocher et de sa fille. Face au vent qui souffle continuellement et balaie la plaine, le cocher et sa fille sont réfugiés dans une petite maison de pierre, répétant dans une routine éprouvante, les même gestes d’une existence fatiguée. Le quotidien se répète inlassablement, telle une boucle dont on ne peut s’échapper. Béla Tarr resserre plus que jamais l’étreinte. Son oeuvre elle même inscrit un cercle vaste qui contient d’autres cercles toujours plus concentrés, comme une spirale infernale qui se renferme sur son centre. Il y a de moins en moins de place pour un échappatoire mais plutôt l’idée d’une fin inexorable, d’un monde en bout de course.

L’idée de la fin du monde traverse l’oeuvre de Béla Tarr depuis au moins Satantango, et trouve là un écho d’une puissance d’évocation hors norme, à partir de simples variations dans le quotidien des deux personnages qui témoignent d’une perte inexorable, face à laquelle l’homme est impuissant. Le cheval dans son box est un animal fatigué, usé et qui soudain refuse d’aller travailler, refuse même se s’alimenter. La mort lente du cheval symbolise le déclin général du monde. Le lien d’interdépendance entre le cocher, sa fille et le cheval, est ruiné dès lors que le cheval ne remplit plus sa tâche. Face à cet étau qui se resserre, ces existences vouées à l’échec, le cocher et sa fille prennent l’initiative de fuir, tel un dernier sursaut de vie, sauf que l’on ne s’échappe pas comme cela. Le cheval meurt, le puits s’assèche, il n’y a plus de raison de rester là. Pourtant ils sont rattrapés par une sorte de fatalité qui les accable.

Béla Tarr donne au spectateur a éprouver ce quotidien lourd et épuisant. La répétition n’est jamais pénible car les variations aussi infimes peuvent elles être induisent des bouleversements majeurs. Les jours se succèdent comme autant de chapitres au film. Au jour 1, il ne se passe a priori rien d’anormal, tout est réglé de façon mécanique.

Au jour 2, un voisin rend visite au cocher pour venir chercher une bouteille de kalinka. Il s’installe et entame un monologue impressionnant ou il est question d’une révolution anéantie, d’hommes qui se sont accaparés de tout et ont tout souillés, depuis des siècles et des siècles. Les vainqueurs dominent les plus faibles. Il n’y ni un ni plusieurs Dieux, ni bien ni mal. Le monologue du voisin renvoie d’une part à Nietzsche, à l’idée de la volonté de puissance notamment. Ce discours résume aussi le mouvement général de l’oeuvre de Béla Tarr : une révolution qui passe, une humanité ensuite livrée à elle-même et enfin la destruction du monde. Le voisin déverse ses paroles à la manière d’un illuminé, ou bien d’un poivrot qui refait le monde au comptoir de son bar, mais en même temps, comme toujours chez Béla Tarr, comme par exemple le postier décrit comme fou dans Les Harmonies Werckmeister, c’est à travers la figure du fou que se révèle la parole la plus savante.

Les jours s’égrainent mais Béla Tarr s’applique à les rendre toujours plus courts. Tout dans le film converge dans un même sens, l’épuisement de tous les ressors, jusqu’aux lanternes qui soudain n’éclairent plus. Le pessimisme de Béla Tarr se déploie dans une logique absolue, pense t’on, ressent on. Le cinéaste raconte lui volontiers que son cinéma est optimiste. Il n’y a là nulle ironie. Le Cheval de Turin raconte la fin d’un monde, d’une idée du monde et accessoirement clôt de manière effectivement évidente une oeuvre monumentale qui ne peut plus trouver de suite. Pourtant, la planète continue de tourner et Béla Tarr cinéaste cosmique en a pleinement conscience. Les tziganes qui viennent au troisième jour voler l’eau du puits sont là pour en témoigner. Ils sont un peuple séculaire, ils ont toujours été là. Chassés par le cocher qui protège son bien, ils préviennent « l’eau est à nous, la terre est à nous. On reviendra ». Ils reviendront. La nuit aura une fin. Le vent qui souffle de manière discontinue et contribue tant à cette atmosphère d’apocalypse, d’un seul coup il se tait. L’idée d’un recommencement se dessine entre les lignes, une lueur renait et c’est là l’idée de l’optimisme selon Béla Tarr.
Le Cheval de Turin offre une conclusion impressionnante et définitive au cinéma de Béla Tarr et son oeuvre proprement monumentale continuera de nous habiter éternellement de sa sombre et obsédante mélancolie.

Benoit Thevenin

Le Cheval de Turin *****

Sortie française le 30 novembre 2011

Interview de Béla Tarr :

Pour en savoir plus :

A l’occasion de la sortie en salle du Cheval de Turin, Capricci édite un essai d’analyse critique de l’ensemble de l’oeuvre de Béla Tarr par le philosophe Jacques Rancière. L’analyse est à la fois très personnelle et en même temps plutôt juste, qui donne en tout cas assez de clés pour comprendre le travail de cinéaste de Béla Tarr et même envisager d’autres angles d’analyse.

  • Béla Tarr, le temps d’après, Jacques Rancière. Ed. Capricci, 96 pages, 7,50 euros.

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Béla Tarr, l’Alchimiste. Rétrospective de l’oeuvre intégrale de Béla Tarr, du 3 décembre 2011 au 2 janvier 2012, au Centre Pompidou (Paris).

www.centrepompidou.fr

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Lire aussi :

  1. [Le Cheval de Turin] Interview du réalisateur Béla Tarr
  2. Macbeth de Béla Tarr (1982)
  3. Hotel Magnezit de Béla Tarr (1978)
  4. Le Nid familial (Családi tűzfészek) de Béla Tarr (1977)
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